Contourner l’espace urbanisé en 1840 et conserver des terres agricoles
Le débat qui se mène au début du XIXe siècle sur la défense à donner à la capitale française est totalement déterminé par le souvenir et le traumatisme de la défaite de Napoléon et de l’entrée dans Paris des Coalisés le 31 mars 1814. Alors que la faiblesse relative de la France la rend vulnérable, plusieurs systèmes défensifs de conceptions opposées sont soumis à une chambre des députés très partagée sur le sujet.
Finalement, le mur continu et ses forts détachés complémentaires seront votés. La loi du 3 avril 1841 prévoit une enceinte continue embrassant les deux rives de la Seine, bastionnée et terrassée, avec dix mètres d’escarpe.
Elle sera revêtue et des ouvrages extérieurs casematés. Leurs constructions sont menées en cinq années, sous la direction du Génie.
Le tracé du mur ne s’appuie sur aucune des défenses naturelles de la capitale et répond à deux principes : contourner l’espace urbanisé en 1840 et conserver des terres agricoles pour permettre à la capitale de supporter un siège.
La loi du 30 mars 1831 sur l’expropriation (conçue pour favoriser le développement des chemins de fer) permet d’exproprier les terrains qui ont pour l'essentiel une vocation agricole, beaucoup plus rarement industrielle ou d’habitation. À l’exception des exploitations de carrières (liées à l’industrie de la construction), dans le sud de l’agglomération, on exproprie avant tout des maraîchers, des agriculteurs ou des propriétaires de résidence de loisir.
On construira une enceinte de 38 661 mètres, flanquée de 95 bastions numérotés dans le sens inverse des aiguilles d’une montre à partir de Bercy et percée d’une cinquantaine de portes et poternes.
L’emprise de 140 mètres de large correspond à la route militaire et au mur continu, doublé d’un fossé, d’une contrescarpe et d’un glacis. Au-delà, la zone non ædificandi s’étend sur 250 mètres de large. La croissance urbaine se fait de part et d’autres de cette zone, qui double donc la ligne des fortifications, interdisant aux communes de banlieue de s’intégrer dans la continuité de l’agglomération parisienne. Une douzaine de forts détachés, établis à quelques kilomètres en avant du mur continu, servent de casernes et d’arsenaux en temps de paix.
« Où finira Paris ? Paris est un fleuve de pierres, qui tend, chaque jour, à sortir de son lit […] C’est en vain, croyez-le, qu’on essaie de resserrer Paris dans une enceinte continue. » Charles Nodier, 1845
La limite entre la ville contenue à l’intérieur de l’enceinte des Fermiers Généraux et le département de La Seine (sur lequel chemine l’enceinte de Thiers) forme un territoire externe aux limites municipales, qui ne sera annexé qu’en janvier 1860, alors que l’annexion de la zone non aedificandi de 250 mètres qu’Haussmann aurait souhaité exproprier et transformer en ceinture verte est rejetée.
L’enceinte va intégrer entièrement les villages de Belleville, Grenelle, La Villette et Vaugirard (voir ci-dessus).
Elle passera à travers des terrains relativement ruraux et peu peuplés, comme le montrent cette vue du nord parisien depuis la butte Montmartre, ce talus sous la neige au Pré-Saint-Gervais ou encore ce panorama de la plaine Saint-Denis (voir ci-dessus).
Certains de ces terrains seront partagés entre Paris et sa (ou ses) commune(s) voisine(s) :
Enfin, douze communes sont partiellement annexées : Aubervilliers, Bagnolet, quartier de Glacière et de Maison-Blanche (Gentilly), quartier de Javel (Issy), quartier de la Gare (Ivry), quartier du Petit-Montrouge (Montrouge), quartier des Ternes (Neuilly), Pantin, le Pré-Saint-Gervais, Saint-Mandé (Vincennes), Saint-Ouen et Vanves, tandis que quatre, toutes situées au-delà des fortifications, s’agrandissent – Saint-Denis, Boulogne, Montreuil et Charenton-le-Pont – et que les quatre dernières à la fois gagnent et cèdent des terrains – Clichy, Saint-Ouen, Aubervilliers et Bagnolet.
Les vingt arrondissements sont créés, les anciens arrondissements sont redécoupés, sur des limites nouvelles, et le numérotage en spirale est appliqué. Paris double sa superficie et gagne près de 350 000 habitants, mais l’enceinte de Thiers se révèle être immédiatement obsolète aussi bien en terme de développement urbain que d’un point de vue défensif. Dans les années 1840, beaucoup de villes d’Europe commencent à démanteler leurs fortifications inutiles, les détruisent et les remplacent par des systèmes de parcs. En 1841, Paris compte 935 261 habitants et 1 696 141 en 1861. Ce chiffre montera jusqu’à 2 906 472 en 1921 pour se stabiliser en 2019 à 2 141 000.
Mais certains habitants protestent, des habitants de Billancourt, ne veulent pas être rattachés à Boulogne, tandis que des Bellevillois contestent la scission de leur ancienne commune en deux arrondissements parisiens distincts, les actuels XIXe et XXe. D’autres remarquent que dans le les mairies ne seront plus au centre des circonscriptions et se plaignent de l’allongement des trajets que les auront à effectuer au péril de leur vie pour être présentés à l’officier d’état civil. Les habitants des communes sérieusement amputées au profit de la capitale, comme Montrouge, Gentilly, Saint-Mandé ou Le Pré Saint-Gervais, déplorent quant à eux de voir leur territoire perdre des contribuables et se plaignent d’être dépouillés de leur mairie, de leurs écoles ou de leurs commerces. Les doléances enregistrées rappelent que le futur empereur avait pris l’engagement écrit en novembre 1852 de ne pas déplacer les barrières de l’octroi parisien.
L'exemple du Pré Saint-Gervais (moins de 140 hectares) traversé par les fortifications témoigne d'une situation juridique complexe. 20 % du territoire communal est occupé par les fortifications qui séparent matériellement une partie de la commune, située à l’intérieur de la muraille. Même réduite à 250 mètres, la zone non aedificandii>, grève l'espace de servitudes militaires et occupe près d’un tiers de la superficie. Le territoire de la commune est donc morcelé en quatre espaces sociaux et juridiques qui définissent une série de frontières internes et influent sur le développement urbain au moment même où l’agglomération parisienne passe d’un à deux millions d’habitants entre 1836 et 1866.
« Les murailles et les bastions et les forts, et les carpes ou contrescarpes me pèsent sur la poitrine (...) Quelle geôle, quel bagne » George Sand, lettre à Hortense Allart, janvier 1841
Au-delà du simple transfert des grands établissements industriels en banlieue, l’implantation des nouvelles technologies comme l’automobile, l’aviation ou les constructions électriques fait de certaines communes de la banlieue ouest et nord, Boulogne-Billancourt, Puteaux, Saint-Denis, des technopoles de pointe ; le faubourg Saint-Antoine et le XXe arrondissement se prolongent vers Montreuil avec les métiers du bois et du meuble ; les activités de La Villette se dispersent entre Pantin et Aubervilliers, autour du traitement des déchets des abattoirs, de la chimie organique et de synthèse, etc.
Ailleurs, d’autres facteurs sont également à l’œuvre comme les logiques résidentielles dans le prolongement des sites de villégiature, des quartiers bourgeois ou mixtes, associant résidence et activités artisanales, comme au-delà des Batignolles – vers Asnières et Colombes – ou dans la boucle de la Marne dans le prolongement de Nogent ou de Saint-Mandé – communes de la première couronne. La banlieue qui s’étend maintenant au-delà des fortifications et de la zone est livrée à elle-même, ignorée par la puissance publique. Ses espaces libres accueillent les entrepôts, la grande industrie, puis le logement des classes populaires urbaines que se partagent les deux offices publics d’HBM, celui de la Ville de Paris et celui du département de la Seine.
Aux XIXe et XXe siècles, la capitale n’a pas hésité à contrarier la banlieue en y déversant ses ordures, ses eaux usées, en annexant sa zone et en y expatriant ses morts, ses mendiants, ses fous, ses délinquants jusqu’à ses locataires de logements sociaux. Pourtant, le dynamisme intercommunal et départemental du Grand Paris donne naissance à des réalisations exemplaires. Les politiques intercommunales du gaz, de l’électricité, de l’eau, les cités jardins du conseil général de la Seine, ses dispensaires, ses écoles de plein air et ses hôpitaux font la fierté des élites locales. Pendant plus de 170 années, ce Grand Paris existe sous les traits du département de la Seine (la capitale et les 80 communes l’encerclant). Le Grand Paris n’est donc pas une invention du temps présent. Redécouvert au tournant des années 2000, ce modèle de gouvernement local s’achève avec l’adoption de la loi du 10 juillet 1964 qui désolidarise la capitale de sa proche banlieue.